Ce jeudi 3 octobre, j’ai été greffière lors de mon premier procès. Ce procès, celui des pollutions industrielles, se tenait au Havre dans le cadre des Rendez-Vous Majeurs. Ceux-ci étaient organisés par Amaris, l’association des collectivités pour la maîtrise des pollutions et des risques industriels, avec le soutien du Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires.
Il s’y est clairement passé quelque chose. L’équipe d’Amaris le contera à sa manière, dans sa newsletter après l’événement : « l’un des moments phares de cette édition a été sans nul doute le tribunal des idées sur les pollutions industrielles. Nous ne vous cachons pas que, jusqu’à la dernière minute, toute l’équipe était fébrile. Comment les participants allaient-ils réagir ? Nous avons rapidement été rassurés. Unanimement, vous avez apprécié la forme théâtralisée et participative de cet événement. Elle a permis de dépasser les clivages et de proposer une réflexion approfondie sur ce sujet sensible ».
… Mais commençons par le commencement ! Je suis entrée la première dans la salle du tribunal : à ma droite se tenait le public, composé d’experts, de riverains, de représentants de l’État et d’industriels ; à ma gauche s’étendaient les docks du Havre, un site industriel revitalisé bordé par la mer. J’ai pris la parole pour introduire le président, Maxence Cossalter, qui a ensuite présenté le reste de la Cour : les jurés (aussi, membres d’un groupe de travail animé par l’association Amaris et représentants des parties prenantes du débat sur les pollutions), l’avocate générale, Mathilde Maulat, et le procureur, Antoine Brachet. Les trois témoins, Sébastien Denys, Yann Landkocz et Christelle Gramaglia, sont également entréont été ensuite appelés à la barres.
Un format inattendu…
En levant les yeux vers le public, je n’ai pas pu m’empêcher de ressentir une pointe d’émotion face à ces deux cents regards tournés vers moi, amusés par l’arrivée inattendue d’acteurs en robe d’avocat et de juge. Le travail qui nous avait menés à cet événement tenait entre mes doigts sous la forme d’une liasse de quinze pages ; c’était enfin le moment de partager ces mois de réflexion et de choix des mots.
En attendant, tous ces visages nous dévisageaient sans comprendre pourquoi nous étions déguisés ainsi, et pourquoi ils étaient soudainement transportés dans un théâtre-tribunal alors qu’ils étaient venus parler de sujets « sérieux ».
… Un tribunal de l’intelligence collective !
Le principe du tribunal des idées est de mettre en débat des enjeux en en faisant le procès fictif. Les codes judiciaires permettent d’exposer les arguments des forces en présence, des différentes parties prenantes. Un.e juge fait office de maître.sse de cérémonie, un.e greffier.ière rappelle les chefs d’accusation et appelle les témoins, qui se succèdent à la barre pour apporter leur expertise ; un.e procureur.e accuse les idées en jeu, un.e avocat.e général.e les défend et un jury rend le verdict. Le public, lui, participe en choisissant de donner des arguments et des exemples pour l’une des deux parties.
Faire dialoguer les parties prenantes
L’aventure avec Amaris a démarré il y a environ un an. Nous avions déjà travaillé avec la Métropole de Rouen sur les risques industriels et naturels suite à l’incendie de l’usine Lubrizol, et l’association avait eu vent de nos méthodes participatives innovantes. Leur enjeu était de réussir à mettre des parties prenantes autour de la même table sur un sujet… explosif : les pollutions industrielles. Nous nous sommes plongés dans le thème, en se rendant compte au fil du temps que nos préoccupations sur la prise en compte des experts profanes et plus largement, de l’implication des habitants dans un dialogue territorial, n’étaient pas si éloignées du sujet. En ligne de mire, les Rendez-Vous Majeurs était l’opportunité d’inviter pour la première fois les riverains de sites industriels et leurs représentants à prendre place auprès des autres parties prenantes.
La plaidoirie et le réquisitoire de mes espiègles et malins collègues Mathilde Maulat et Antoine Brachet devait répondre la question « En matière de pollutions industrielles, tout est-il sous contrôle ? ». Maître Brachet a choisi de se positionner en disant qu’il ne « ferait pas l’affront [au public] d’envisager qu’une autre réponse qu’un ‘non’ ferme et définitif puisse exister ». Maître Maulat a quant à elle emprunté la voie plus périlleuse de la défense, qui consistait à affirmer que « Les pollutions industrielles sont contrôlées » en mettant l’accent sur les évolutions récentes et en défendant qu’au regard de la législation actuelle – bien qu’imparfaite, les pollutions industrielles doivent être considérées sous contrôle.
Visionnez en replay cette matinée de plaidoiries
Aboutir à une position commune, une réussite historique avancée inédite
Ainsi, cette démarche a permis de faire converger pour la première fois des industriels, experts, représentants de collectivités locales, représentants de riverains, instituts écocitoyens et représentants de l’État dans à la rédaction d’une position commune. Cette position se concluait par ces mots, que je trouve très justes et plein d’espoir : « Le travail mené par le groupe de réflexion, qui porte ce verdict, révèle que les points d’accord ont été plus importants que les points de désaccord. Cela montre qu’il est possible d’avancer ensemble sur le sujet, qu’il y a un chemin possible ».
En regardant la salle, au moment de partager les chefs d’accusation, appuyée sur mon pupitre, je n’ai vu que des regards bienveillants, à l’écoute, curieux et intéressés par ce format original qui leur était proposé. Les participants sont restés concentrés jusqu’au bout, partageant leurs propres réflexions à travers la participation en ligne et en direct et écoutant avec attention les trois témoins et les plaidoiries.
L’émotion que j’ai ressentie en regardant la salle ce jeudi 3 octobre venait de cette dimension historique. Les yeux des participants étaient vifs et attentifs. Il se passait quelque chose. Pour la première fois, tout le monde s’écoutait, et chacun pouvait s’exprimer. Pour la première fois, un enjeu épineux, difficile était traité avec sérieux et humour, et dans le dialogue. On assistait à la naissance de la résolution d’un problème. Pour la première fois, des acteurs s’alignaient officiellement, pour changer les choses collectivement. À présent, c’est à nous de faire savoir ce qui s’est passé, de continuer à encourager le dialogue et qu’une feuille de route partagée voit enfin le jour.
Crédit photo : @AMARIS 2024 – Pascal Versaci