Dans un monde où le progrès technologique et la désaffection démocratique semblent avancer de concert, le Tribunal Youth Talks s’est imposé comme un exercice salutaire d’intelligence collective. Cette initiative, qui emprunte aux codes judiciaires pour mieux disséquer les enjeux sociétaux, a mis en lumière les multiples facettes de l’influence croissante de l’intelligence artificielle (IA) sur nos systèmes démocratiques.
La démocratie à l’épreuve du numérique : un constat alarmant
Le contexte dans lequel s’inscrit cette démarche est pour le moins préoccupant. Le dernier rapport du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) dresse un tableau peu reluisant de la perception citoyenne : deux tiers des individus estiment n’avoir qu’une influence marginale sur les décisions de leur gouvernement. Cette désillusion démocratique des jeunesses (détaillée dans le dernier rapport du Centre pour le Futur de la Démocratie de l’Université de Cambridge) prend une dimension particulière lorsqu’on la confronte aux dernières données démographiques de l’ONU, selon lesquelles la moitié de la population mondiale a moins de 30,5 ans .
Au-delà de la concomitance statistique, ces signaux soulèvent une interrogation fondamentale : dans un environnement reconfiguré par l’intelligence artificielle et les réseaux sociaux, comment faire en sorte que les jeunes soient décisionnaires et acteurs d’une démocratie en pleine mutation ?
Pour le pire : manipulation de masse, surveillance et exclusion
C’est à cette question épineuse que le Tribunal Youth Talks s’est attelé, en décortiquant les griefs et les potentialités de l’IA vis-à-vis de nos institutions démocratiques. L’exercice, loin d’être un simple jeu rhétorique, a permis de mettre en exergue les tensions inhérentes à cette cohabitation technopolitique*.
A. La manipulation algorithmique : le nouveau visage de la propagande ?
Le premier chef d’accusation, portant sur la manipulation de l’opinion publique et l’ingérence électorale, a cristallisé les inquiétudes quant à la capacité de l’IA à façonner subrepticement le débat public. Les algorithmes de ciblage comportemental, couplés à des systèmes de génération de contenu automatisé, ont été pointés du doigt comme autant de chevaux de Troie menaçant l’intégrité du processus démocratique. Face à ces griefs, la défense a argué que ces mêmes technologies pouvaient être mises au service de la détection et de la neutralisation des campagnes de désinformation, renforçant ainsi la résilience de nos démocraties.
B. Big Brother 2.0 : l’IA, sentinelle ou menace pour nos libertés ?
Le deuxième volet du procès, axé sur l’érosion de la vie privée et la surveillance de masse, a mis en lumière la tension palpable entre sécurité collective et libertés individuelles. L’omniprésence des systèmes de reconnaissance faciale et d’analyse comportementale alimentés par l’IA a été présentée comme une menace latente pour l’État de droit. La défense, tout en reconnaissant ces risques, a plaidé pour une utilisation éthique de ces technologies, susceptibles de renforcer la cybersécurité et de protéger les données personnelles contre les intrusions malveillantes.
C. L’IA, amplificatrice ou correctrice des inégalités sociales ?
Enfin, le troisième chef d’accusation a abordé la question épineuse du renforcement des inégalités et de l’exclusion sociale par le truchement de l’IA. Les biais algorithmiques, reflets des préjugés sociétaux, ont été désignés comme des vecteurs potentiels d’amplification des discriminations existantes. En contrepoint, la défense a mis en avant le potentiel de l’IA pour identifier et corriger ces mêmes inégalités systémiques, ouvrant la voie à une société plus équitable.
Pour le meilleur : vers une cohabitation éclairée entre IA et démocratie, les recommandations du jury citoyen
Au terme de ces délibérations, le jury, composé de 60 participants des Rencontres Européennes de la Participation , a rendu un verdict nuancé, reconnaissant à la fois les risques inhérents à l’IA et son potentiel transformateur pour nos démocraties. Ce faisant, il a esquissé les contours d’une coexistence possible entre innovation technologique et vitalité démocratique.
Les recommandations issues de ce tribunal d’un nouveau genre dessinent une feuille de route ambitieuse :
- création d’un « bouclier numérique » pour protéger les droits fondamentaux,
- établissement d’un cadre réglementaire robuste,
- investissement massif dans l’éducation numérique,
- et promotion d’une gouvernance participative de l’IA.
En définitive, le Tribunal Youth Talks aura eu le mérite de démontrer que face aux défis posés par l’IA à nos démocraties, la réponse ne saurait être binaire.
C’est dans la nuance, dans la confrontation constructive des points de vue, et dans l’implication active des différentes générations que réside la clé d’une symbiose entre progrès technologique et idéal démocratique.
À l’heure où le désenchantement politique gagne du terrain, particulièrement chez les jeunes, de telles initiatives apparaissent comme des balises d’espoir, rappelant que la démocratie, pour peu qu’on lui en donne les moyens, a encore de beaux jours devant elle.
Pour plus de détails, Youth Talks_Synthèse Tribunal_REP.
Pour aller plus loin:
Créer des jumeaux numériques des citoyens pour les impliquer dans des processus démocratiques décisionnels
César Hidalgo a une proposition radicale pour réparer notre système politique défaillant : l’automatiser ! Dans cet exposé provocateur, il expose une idée audacieuse visant à contourner les politiciens en donnant aux citoyens les moyens de créer des représentants IA personnalisés qui participent directement aux décisions démocratiques.
*: selon la notion citée par Asma Mhalla dans son essai Technopolitique comment la technologie fait de nous des soldats, Seuil, Février 2024
https://hai.stanford.edu/events/helene-landemore-can-ai-bring-deliberation-masses
https://legrandcontinent.eu/fr/2023/07/07/asymetries-la-democratie-participative-apres-lia/
https://www.ledevoir.com/societe/science/812082/intelligence-artificielle-est-elle-danger-democratie
https://www.brookings.edu/articles/the-impact-of-generative-ai-in-a-global-election-year/