Lundi 29 juin 2020, s’exprimant devant les 150 membres de la Convention Citoyenne pour le Climat, le Président de la République a promis d’aller « au bout du contrat moral » qui le lie aux citoyens tirés au sort pour participer aux travaux démarrés le 4 octobre 2019.
Cet engagement concerne le fond des propositions retenues dans leur quasi-totalité, il recouvre également une dimension plus formelle qui consiste à consacrer le format des « conventions citoyennes » pouvant, à l’avenir, être déclenchées sur d’autres thématiques. Bien plus, le Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) pourrait prochainement devenir la « Chambre des Conventions Citoyennes ». Enfin, la séquence ouverte le 29 juin se poursuit avec le maintien au gouvernement de Marc Fesneau, ministre chargé des relations avec le Parlement qui voit son portefeuille élargi à la « participation citoyenne ».
Esquissons dès lors un pas de recul pour nous extraire du contexte politique et demandons-nous comment articuler les travaux issus de l’intelligence collective massive avec les processus habituels dans le secteur public comme dans le secteur privé. En d’autres termes, quelles seraient les voies ouvertes par l’institutionnalisation de l’intelligence collective ?
Que signifie « Instituer » l’intelligence collective massive ?
Un détour étymologique s’impose pour bien poser le cadre de notre propos. Dans « instituer », il y a le préfixe « in » qui signifie « dedans », « à l’intérieur » et le verbe « statuo » qui veut dire « établir » ou encore « organiser quelque chose qui existe ». L’enjeu est donc bien, en parlant d’institutionnalisation, de consacrer et solidifier les formes de l’intelligence collective dans les organisations où elle se déploie.
Reposant sur des méthodes et des outils, produisant des effets devant impacter le réel, mobilisant des ressources humaines, logistiques, financières, l’intelligence collective s’incarne dans l’organisation et doit se mailler avec ce qui est déjà là, les processus et les pratiques qui (pré)existent.
C’est tout l’enjeu de l’institutionnalisation : donner une consistance, concrétiser sans déséquilibrer ou désorganiser un édifice fonctionnant selon des règles et s’inscrivant dans une histoire plus ou moins longue.
Revitaliser la vie démocratique en consacrant un nouveau pouvoir « délibératif » à articuler avec « l’exécutif » et « le législatif »
La crise des Gilets Jaunes a particulièrement mis en évidence une critique protéiforme de la démocratie représentative : confiscation du pouvoir, illégitimité de représentants déconnectés des réalités, professionnalisation néfaste de la vie politique… S’exprimant en des termes parfois violents, les critiques ont remis sur le devant de la scène les idées de démocratie directe mais aussi de démocratie participative et / ou délibérative, vues par beaucoup comme pertinentes pour redonner des couleurs à une vie démocratique usée et affaiblie.
La dynamique politique innovante initiée avec le Grand Débat National (GDN), poursuivie avec la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) et qui pourrait s’intensifier avec l’organisation d’autres conventions citoyennes sous l’égide d’un CESE « nouvelle génération », est le produit de la crise qu’a connu la France à partir de novembre 2018. La société civile n’est d’ailleurs pas en reste avec notamment l’initiative « Après Maintenant ! » qui regroupe en open data 15 consultations citoyennes, soit environ 100 000 contributions émanant de 200 000 citoyens, que bluenove et Cognito ont analysé.
Si l’étincelle est indispensable au brasier, elle ne garantit en rien sa pérennité. Afin d’éviter que la dynamique décrite plus haut ne s’essouffle, il faut l’organiser et inventer les voies et moyens lui permettant de cohabiter avec les institutions en place. Le constitutionnaliste Dominique Rousseau, dans une tribune récente donnée au journal Le Monde, revient sur cet enjeu d’institutionnalisation. Plaidant notamment pour « l’adoption d’une procédure délibérative transversale par la constitution de commissions thématiques », il ne pose rien d’autre que les bases d’une articulation entre le « législatif » et le « délibératif ». « En participant au vote des lois, l’Assemblée des citoyens abandonne cette posture « facile » d’émettrice de vœux pour le travail « difficile » d’arbitrage entre les intérêts et d’échanges sur la rédaction des lois ».
Là où un simple pouvoir consultatif « déresponsabilise une assemblée, un pouvoir délibératif la responsabilise » car il faudra assumer ses choix, les justifier, les étayer, les expliquer.
Le travail d’institutionnalisation passe sans doute par une réforme institutionnelle d’ampleur, nécessaire afin que le délibératif se fasse une place au soleil et incarne « une pensée de la société avec les mots de la société ».
Intelligence collective, organisation et gouvernance : les entreprises ne sont pas en reste
Les entreprises sont nombreuses à louer les vertus de l’intelligence collective massive. Stratégie, Innovation, Raison d’être, Transformation constituent autant de sujets structurants sur lesquels les décideurs souhaitent embarquer l’ensemble du « corps social » de l’entreprise. Co-construire pour mieux mettre en œuvre, co-construire pour mieux s’adapter à la concurrence, co-construire pour identifier les convergences et clivages qui s’expriment dans l’entreprise.
Les consultations créent des dynamiques vertueuses et permettent l’identification d’idées en rupture. Mais bien souvent, l’après démarche reste un impensé ou tout du moins un oublié : quelle que soit la qualité des analyses et livrables finaux, rien n’est prévu pour embrayer et impacter la réalité des opérations.
D’un point de vue organisationnel d’abord, l’équipe projet mise en place arrête logiquement ses travaux suite à la consultation. Au sein de l’organisation, plus personne ne porte la démarche et n’assure le suivi de la mise en œuvre / mise en action. Les directions, les « business units », ont leurs propres feuilles de route, l’articulation avec les éléments clés sortis de la démarche d’intelligence collective est souvent poussive voire inexistante. Le savoir-faire méthodologique et technique acquis et accumulé au cours de la démarche peut ainsi être progressivement éparpillé et perdu.
Par ailleurs, la gouvernance interne de l’entreprise n’est que très rarement adaptée. Ses cycles préparatoires sont cohérents avec le fonctionnement traditionnel de l’entreprise, ils ne s’articulent que difficilement avec le mode projet et encore plus difficilement quand ce mode projet embarque tout ou partie du corps social de l’entreprise. Sans créer une comitologie parallèle, il pourrait être pertinent d’ajuster la composition de certaines instances voire d’en créer pour s’assurer du bon portage des éléments clés issus des démarches d’intelligence collective.
Un besoin d’institutionnalisation au sein de l’entreprise semble donc tout à fait essentiel pour s’assurer que les résultats d’une démarche d’intelligence collective ne soit pas une bouteille à la mer, dérivant au gré du courant des opérations et flottant sans conviction dans l’hypothétique espoir d’être recueillie pour être vraiment utilisée.
En 2003, Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yann Barthe, dans l’essai Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, dénonçaient le « modèle décisionniste » incarné par le « mythe d’Alexandre tirant son glaive pour couper le nœud gordien que les experts ne parviennent pas à dénouer ». Sans institutionnalisation de l’intelligence collective, ses résultats restent trop souvent soumis à l’arbitraire, au « fait du prince » ; la consolider à l’intérieur des organisations, c’est lui donner une assise et une pérennité susceptible de réellement modifier le cours d’une politique publique ou d’une stratégie d’entreprise.
« S’il est plus que jamais nécessaire de maintenir des options ouvertes, d’apprendre des collectifs et associations que suscitent les controverses », alors donnons-nous collectivement les moyens de nos ambitions et permettons à l’intelligence collective d’atteindre en quelque sorte son âge de raison.