Écrire des futurs désirables avec Bright Mirror

Par Apolline Tarbé – Illustration : Flore Bretonnière (@madebyflorebret)

 

12 octobre 2043. Cette année, le prix international de l’innovation conversationnelle a été remporté par une invention qui permet de créer des ponts inter-espèces. 

Cela fait une semaine que Stella est vautrée sur son canapé. Elle a téléchargé la version bêta sans trop d’attente… D’ailleurs, après moult tests sur ses plantes d’appartement et les pigeons du balcon, elle pense à la désinstaller jusqu’à cette visite à l’aquarium local. Fascinée par les poulpes, elle tend son smartphone vers la vitre, et soudain : 

Stella : Quelqu’un m’entend ?

🐙 La pieuvre : Oui, je te vois et je t’entends… ça ne va pas fort ? 

Ce début d’histoire n’est pas le synopsis d’un épisode de Black Mirror, cette série dystopique qu’on adore autant qu’elle nous effraie. Bien au contraire : c’est une plongée optimiste dans un avenir radicalement différent, lumineux et enthousiasmant. En quelques lignes, le texte complet donne à voir un futur proche où de nouvelles formes de connexions se créent au sein du vivant. Il a été rédigé par un groupe de participantes à Bright Mirror, un atelier d’écriture collectif qui vise à créer des utopies ; et qui mériterait sûrement d’être reconnu d’utilité publique. 

 

©Flore Bretonnière @madebyflorebret

 

Pourquoi travailler sur les imaginaires ? 

 

Là est le paradoxe : alors que la fiction relève de l’irréel, qu’elle est souvent présentée comme un vecteur futile de divertissement et d’évasion, elle est en fait éminemment importante. Elle constitue ce que nous sommes, ce que nous pensons, le monde dans lequel nous vivons. Pensez à la valeur de la monnaie ou au tracé d’une frontière : c’est l’adhésion d’un grand nombre de personnes à cette fiction qui la fait advenir dans la réalité. “Tout est récit”, explique Cyril Dion dans une interview à France Inter, en 2018. “Les États sont des récits. Les idéologies sont des récits. L’argent est un récit”. Certains mythes sont si profondément ancrés dans nos sociétés qu’ils nous semblent plus tangibles que les réalités physiques qui nous entourent. “Ces récits sont tellement puissants, présents, qu’on finit par ne plus les remarquer, comme l’air qu’on respire”, observe Cyril Dion, “Tout est récit”.

Or, parmi les récits omniprésents qu’on ne remarque ni ne questionne, certains sont particulièrement néfastes pour l’humanité puisqu’ils valorisent des idéologies et des comportements incompatibles avec les limites planétaires. Les mythes du progrès, de la croissance économique ou encore du matérialisme, qui dictent nos modes de vie, contribuent ainsi à mettre en péril les conditions de la vie humaine sur terre – rien que ça. 

Dès lors, il apparaît non seulement évident, mais surtout urgent de fabriquer de nouveaux imaginaires pour proposer d’autres façons d’être au monde. Autrement dit, par Cyril Dion toujours, “si on veut vraiment changer de société, il faut créer un récit qui remplace le récit dominant actuel”. Ériger de nouveaux mythes qui fassent consensus autour de valeurs comme l’harmonie, la sobriété, la coopération, l’égalité, l’ouverture. Utopiste, direz-vous ? Oui. Précisément. 

 

Le pari de l’imagination, de l’optimisme et de l’intelligence collective

 

L’ambition si grande qu’elle peut rendre la tâche intimidante. Pourtant, avec la méthode que propose Bright Mirror, écrire une utopie est beaucoup plus simple qu’il n’y paraît. Tous les sujets peuvent se prêter à l’exercice : le futur du travail, de la famille, des transports, de la ville, de l’amour… 

Alors concrètement, comment ça se passe ? Le 12 octobre 2023, une trentaine de personnes se retrouvaient à la Maison de la Conversation, dans le 18ème arrondissement de Paris, pour penser le futur de la conversation

Pour s’immerger dans le thème, rien de mieux qu’un shot d’inspiration sur le sujet. Lors de chaque événement, Bright Mirror invite des experts à partager leurs pistes de réflexion et d’optimisme, afin de commencer à se projeter dans un futur désirable. Aujourd’hui, c’est Cyril Bruyelle, fondateur de 20 Questions to the World, qui raconte au groupe comment 20 mêmes questions, posées à des milliers de personnes à travers le monde, ont révélé ce que l’humanité a en commun, du nomade mongol au businessman New-Yorkais : la bonté, le souci du monde et des autres. Une première conversation réconfortante, qui invite les participants à la réflexion. 

Quelles sont les conversations qui importent réellement ? Celles qui bousculent, qui nous font avancer, dont on ressort grandi. Celles inattendues, spontanées, fluides, drôles. Celles où le silence compte autant que la parole. Celles qui soulagent, qui réconcilient. Et plus tard, quelles seront nos conversations ? Celles qui nous connectent aux espèces, aux objets, aux machines ? Celles qui brisent la solitude, qui rétablissent le dialogue, qui donnent une voix à chacun ? Les idées commencent à faire leur chemin. 

Il est désormais temps d’écrire. Les participants, en sous-groupes, ont une petite heure pour coucher leur histoire sur le papier. Pour les aider à se lancer, des premières phrases sont suggérées : “12 octobre 2043. 5ème réunion de quartier inter-espèce. Le Chêne de la place du marché, prend la parole…” ; “12 octobre 2043. Cette année, nous avons remporté le prix international de l’innovation conversationnelle, pour …” ; ou encore “12 octobre 2033. La campagne du gouvernement « Mangez, bougez, discutez » a été un véritable succès. Depuis…”

Est-ce l’intervention vivifiante de Cyril, le cadre chaleureux posé par l’équipe de Bright Mirror, les idées déclenchées par ces premières phrases ? Toujours est-il que l’inspiration est au rendez-vous. L’exercice s’avère assez désinhibant : les participants se défont de leurs peurs et se laissent rêver. Jugez plutôt par vous-même en découvrant ici l’ensemble des récits. 

 

La fiction pour nourrir l’action 

 

Ces récits ne sont qu’une goutte dans l’océan des imaginaires à bouleverser, mais ils ont le mérite d’être audacieux et rafraîchissants. Ils entrouvrent une porte qu’on a tendance à laisser fermée, par “pragmatisme”, par “réalisme”. Car en bons cartésiens, on se dit qu’on ne changera pas le monde en écrivant des histoires – aussi sympathique soit l’exercice. 

Et pourtant, la fiction peut servir de carburant à l’action. C’est bien l’objectif ultime de ces utopies. Si ces histoires sont savoureuses, pourquoi ne pas en faire les nôtres ? Après tout, peut-être qu’un ingénieur inspiré tombera sur cet article, et créera le dispositif de conversation inter-espèces qui aidera à rétablir l’harmonie dans le vivant. Peut-être qu’un professeur convaincu par l’importance du silence enseignera ses vertus à tous ses élèves, entraînant ainsi un effet boule de neige.

Et peut-être qu’une personne travaillant à la RATP glissera l’idée “À chaque station sa question” lors de sa prochaine réunion entre collègues, et changera l’air de rien le quotidien de milliers de Parisiens. En tout cas, c’est notre pari. Chiche ? 

 

Pour aller plus loin :