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Comment les organisations privées/publiques peuvent-elles s’inspirer des pratiques démocratiques ?

La France connaît une succession de crises démocratiques : le mouvement des gilets jaunes, la contestation contre la réforme des retraites, l’abstention record aux dernières élections régionales. La santé politique du pays semble aller au plus mal et vivre un “péril démocratique” comme le qualifient Frank Escoubes et Gilles Proriol dans leur dernier ouvrage La démocratie, autrement (Editions de l’’Observatoire). Or, ces dysfonctionnements ne s’observent pas qu’à l’échelle de la Nation. Ils prennent forme dans les entreprises et les organisations publiques, ce qui pose la question de la place de la démocratie dans nos organisations. C’est sur ce sujet qu’une table-ronde animée par Axelle Lemaire a été organisée chez Roland Berger le mardi 5 octobre, réunissant Frank Escoubès,-co-fondateur de bluenove, Gilles Proriol, fondateur de Cognito, et Alain Chagnaud, Associé service public chez Roland Berger. Quelles nouvelles méthodes démocratiques pour améliorer l’art de gouverner ?

Accepter l’idée que la décision puisse s’ouvrir à une multiplicité d’acteurs

L’ouverture à l’ensemble des parties prenantes et de la chaîne de valeur devient peu à peu un pré-requis, dans le domaine public comme dans le secteur privé : « C’est une nécessité pour établir des stratégies durables« , affirme Alain Chagnaud. Ne plus centraliser la prise de décision mais l’ouvrir à un plus grand nombre de parties prenantes apparaît donc indispensable pour mieux gouverner, comme le soulignent Frank Escoubès et Gilles Proriol. Cette ouverture passe par des processus neufs de “négociation collective”, dans le cadre “d’ateliers de convergence” réunissant les principales parties prenantes affectées par la décision.

Quant à la mise en oeuvre, elle s’appuie de plus en plus sur l’action collective. C’est tout le travail entrepris par Alain Chagnaud chez Roland Berger pour le gouvernement, en matière de co-production des services publics. Celle-ci s’inspire des initiatives citoyennes qui fleurissent sur les territoires, comme l’aménagement d’espaces verts publics et la création de “communs”. Une autre dimension de l’implication du plus grand nombre concerne l’évaluation des politiques publiques ou, en amont, l’alimentation en données citoyennes (informations sur les usages) permettant une aide à la décision publique. “On constate un grand désir chez les citoyens de co-agir, mais nous avons encore assez peu d’exemples d’analyses de données citoyennes permettant de construire des politiques publiques. Une plus grande connexion entre citoyens et experts s’impose à mon sens pour avancer sur la co-décision », estime Alain Chagnaud.

Comprendre la nécessité du temps long

L’un des principaux partis pris de cette table-ronde a été de reconnaître le fait (observé et documenté) qu’un débat ne fait pas changer d’avis. Frank Escoubès précise cet enseignement : “Un débat sert avant tout à instruire et à éduquer ses participants”. Ce qui permet un changement d’opinion, c’est, dans la plupart des cas, le temps. Dès lors, comment les organisations peuvent-elles sortir de l’urgence de la décision pour permettre une nouvelle rythmique, basée sur la temporalité longue de la concertation ?

 

Événement Roland Berger
Axelle Lemaire, Frank Escoubès, Alain Chagnaud, Gilles Proriol.

Faire confiance à l’expertise profane

Les citoyens ne sont pas uniformément “profanes” sur les sujets de politiques publiques. Certains sont plus concernés que d’autres (car ils sont affectés par le problème social ou sociétal en question), d’autres ont développé une compétence spécifique et singulière (car ils sont passionnés par le sujet ou parce que leur métier les prédispose à un savoir connexe). Frank Escoubès et Gilles Proriol les appellent dans leur livre des “experts profanes”. Ce sont ces profils qu’il faut mobiliser en priorité pour la co-construction des politiques publiques. A l’origine de ce concept d’expertise profane figure l’exemple des malades du VIH qui, au début des années 1990, avaient développé une connaissance plus fine et plus intime de la maladie que les médecins qui les soignaient.

Or, dans les entreprises, ces experts profanes sont proportionnellement plus nombreux encore que dans la société civile (une entreprise est un creuset de spécialisation). Ils doivent être identifiés à toutes les échelles de l’organisation et faire partie du processus de co-construction des stratégies. On peut aisément imaginer en quoi un collège “d’experts profanes” en entreprise permettrait d’améliorer la prise de décision car cette dernière serait alimentée par la connaissance intime et plurielle des métiers, des processus clés et des zones de risques.

Assurer une traçabilité et organiser la négociation

Aujourd’hui, la co-décision en démocratie se résume au vote pour élire nos dirigeants. Cette pratique s’avère à la fois pauvre en implication et peu compatible avec l’art de la décision en entreprise. Surtout, il faut garder à l’esprit que la décision peut être le fait d’arbitrages réalisés par quelques-uns (les “décideurs”) si une traçabilité claire est respectée entre la consultation qui a précédé et la décision prise.

L’art de la décision participative, c’est un devoir de suite, c’est-à-dire une corrélation explicite entre ce qui a été dit en amont et ce qui a été décidé en aval” – Frank Escoubès

L’analyse fine des 4C – Consensus, Contradictions, Controverses et Concessions – s’avère indispensable pour structurer ce lien entre le fait participatif et la décision finalement prise. Pour les controverses et les concessions, la négociation devient une étape naturelle en vue d’améliorer les gouvernances. Mettre autour de la table les parties prenantes et identifier pour chacune d’entre elles ce sur quoi elle est prête à évoluer, les besoins qu’elle exprime pour opérer ce changement et les éléments sur lesquels elle ne fera pas de concession est l’un des principaux mécanismes de négociation participative à mettre en place dans nos organisations.

Inclure les invisibles, les oubliés, les délaissés

C’est à partir de la question du député du Val d’Oise, Aurélien Taché, sur l’inclusion des catégories de la population qui se sentent exclues, que l’idée de la “démocratie narrative” a été développée : faire s’exprimer les citoyens sur leur vécu, leur situation de vie, leurs ressentis, leurs émotions. On ne peut pas faire démocratie sans une connaissance de ce que vit l’autre. En entreprise, la démocratie narrative devient le management narratif : il vise l’expression des collaborateurs “invisibilisés” qui sont les chevilles ouvrières de l’organisation et, depuis la prise de conscience de l’importance de la résilience lors de la crise sanitaire, les “capteurs de fragilité” du système. Leur voix est donc centrale pour mieux gérer à la fois les risques et l’engagement.

Pour faire face à ce problème et comprendre l’expression des sans voix, « il ne suffit donc pas de répliquer les modèles traditionnels » évoque Alain Chagnaud. « Au contraire, il convient plutôt de penser d’autres modèles de démocratie participative afin de trouver des nouveaux leviers pour atteindre ces carrefours d’audience riches en expression« .

 

Article écrit par Eliott Nouaille