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Les langues de l’intelligence collective : parlez-vous la langue de la multitude ?

« Peu à peu, sans en être d’abord bien conscients, ils avaient commencé à employer des mots différents pour nommer les mêmes choses. Il disait timbale, elle disait gobelet. Il disait vélo, elle disait bicyclette. Cela devint systématique. Ils puisaient dans les lexiques anciens, les dictionnaires de synonymes, les idiotismes, les patois de leurs régions d’origine. Et quand enfin ils se furent partagé tous les mots de la langue, quand l’incommunicabilité entre eux fut parfaite, ils reconnurent qu’ils n’avaient plus rien à se dire et se séparèrent sans faire d’histoire. »

Eric Chevillard, Blog L’autofictif, note 3930 du 8 mars 2019

Se poser la question de « nouveaux langages », c’est ouvrir la porte d’une thématique polysémique voire polyphonique tant les angles d’attaque du sujet sont nombreux et diverses.

Chez bluenove, nous sommes focalisés sur un nouveau langage : celui de la multitude. En effet, creuser inlassablement chaque jour le sillon de l’intelligence collective, c’est essayer de donner une voix à la multitude, de comprendre sa langue, d’en capter les échos, les nuances sans glisser sur les pentes abruptes de biais cognitifs multiples. Notre conviction est qu’il existe un continuum de l’intelligence collective qui s’exprime du semi-massif (entre 20 à 1 000 personnes) à l’ultra-massif (au-delà de 100 000 personnes) en passant par le massif (de 1 000 à 100 000 personnes). Pour chacun de ces « mondes », il existe un langage à conquérir, à apprivoiser : analyse sémantique simple (pour le semi-massif), reconnaissance du langage naturel (pour le massif), analyse statistique et lexicologique (pour l’ultra massif).

Notre appui à l’analyse des contributions de format libre issues du Grand Débat National nous met aujourd’hui de manière très concrète dans la peau d’explorateur du langage de la multitude. De fait, nous devons avec nos partenaires réussir à faire parler l’équivalent de 600 000 pages A4 (hors contribution sur la plateforme Granddébat.fr) citoyennes ; « Faire parler » étant bien différent de « faire dire ce que l’on souhaite entendre ».

Cet article, de manière plus globale, a pour ambition d’explorer ce ou ces nouveaux langages de la multitude en s’articulant autour de 2 questions clés :

  • En quoi parler le langage de la multitude constitue une nécessité ?
  • Quels sont les sous-jacents à l’apprentissage de ce nouveau langage ?

Les raisons profondes de la colère : une crise du langage

La crise dite « des gilets jaunes » qui a débuté à la fin du mois de novembre 2018 est l’objet d’une pluralité d’analyses tentant d’expliquer un mouvement intrinsèquement multi-factoriel et multi-dimensionnel.

Au milieu de ce flot d’interprétation, ce magma de grilles d’analyse, ces faisceaux d’explication, une méta-analyse émerge, explicité avec force par Bruno Latour : celle d’une crise du langage, d’une crise de la parole politique.

Pour Latour, nous sommes aujourd’hui confrontés à une dépolitisation extrême qui se traduit par un dialogue impossible entre un « muet », les « gilets jaunes » qui n’arrivent pas à articuler des positions politiques compréhensibles et un « sourd », le « gouvernement », incapable de se mettre à l’écoute d’une quelconque revendication.

Il y aurait donc une crise du langage, une incapacité à communiquer, à échanger, à mettre en jeu une parole collective politique qui rebondirait et s’enrichirait de l’échange, du débat, de la conversation, de la controverse.

Imaginons deux joueurs de tennis servant tour à tour et s’indignant que l’autre ne réponde jamais à son engagement : incompréhension, frustration, malaise, violence… Or, en prenant un tout petit peu de recul, on s’apercevrait que les deux joueurs jouaient sur deux terrains de tennis différents et donc que l’échange ne risquait pas de s’engager, les cris n’y changeraient rien. De fait, pour que la parole se pare d’une force politique, il faut, telle une balle, qu’elle ricoche, qu’elle rebondisse, qu’elle dévie de joueurs en joueurs, certains choisissant de monter au filet, d’autres de temporiser au fond de court chacun variant à sa guise les effets et les trajectoires.

Il s’agirait donc de percer le mystère de la langue de la multitude pour dépasser le constat d’un dialogue impossible semblant s’imposer « acte » après « acte » comme dans une tragi-comédie au dénouement impossible.

Les défis de compréhension de la langue de la multitude

Le langage pourrait s’apparenter à un « mille-feuille intellectuel », tant par sa forme que par sa composition.

La compréhension, l’interprétation, la synthèse et la restitution constituent en quelque sorte les « couches du langage » qu’il est nécessaire de manipuler soigneusement pour extraire la « substantifique moelle » de la pensée collective et ainsi produire une connaissance « exploitable ». Par ailleurs, dans le langage, lorsqu’un message est partagé, il traverse plusieurs obstacles que l’on pourrait appeler les « filtres de la communication » qui impactent directement la valeur et le sens perçus par son récepteur.

Si l’on décompose ces filtres un à un depuis l’émission du message, on y trouve :

  • le filtre du langage : personne ne parle toutes les langues, et, à ce titre, si quelqu’un nous parle dans une langue étrangère, il se peut que l’on ne comprenne rien.
  • le filtre de perturbation : le contexte dans lequel est partagé ce message peut perturber ce message, par exemple le bruit, la luminosité, etc.
  • le filtre d’interprétation : il est possible qu’il y ait un décalage entre ce que l’on entend et ce que l’on comprend, ce qui peut faire apparaitre des biais d’interprétation.
  • le filtre de la compréhension : le message partagé, parfois trop complexe, pas assez concret peut aboutir à de l’incompréhension.
  • le filtre de mémorisation : fort heureusement nous ne retenons pas tout ce que l’on entend et tout ce que l’on nous dit, notre mémoire fait du tri sélectif.
  • le filtre de la décision : maintenant, il appartient au récepteur de décider comment intégrer ce message dans ses réflexions et/ou ses actions.

Quand on s’intéresse au langage, à sa beauté et à sa complexité, on s’intéresse à ce qui est dit : les mots, leur sémantique, les liens entre les mots, le corpus de texte dans lequel il s’insère, mais aussi le « non-dit », l’impalpable, l’invisible pourtant présent, soit toute forme de subtilité allant de l’humour au mensonge en passant par le sujet vide de sens ou encore biaisé.

Le langage révèle beaucoup de surprise, sa lecture et son analyse en réveille autant !

Article co-écrit avec Alban Praquin

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