Dans l’écosystème entrepreneurial contemporain, nous assistons à une métamorphose fondamentale sur le rôle du produit au sein des organisations et de la société.
Cette transformation, loin d’être anodine, reflète une évolution profonde des attentes sociétales et des paradigmes de consommation. Le produit n’est plus cette entité monolithique, ce simple artéfact commercial destiné à satisfaire un besoin fonctionnel. Il devient, sous nos yeux, un véritable médium de sens, un pont entre les aspirations individuelles et les enjeux collectifs.
Symétriquement, dans les entreprises, nous observons une métamorphose profonde dans la relation qu’entretiennent les collaborateurs avec les produits qu’ils conçoivent, développent et commercialisent. Cette transformation transcende la simple évolution des méthodes de travail pour toucher à l’essence même de l’engagement professionnel et du sens donné à l’action collective.
La triple mutation du rapport au produit
Cette évolution s’articule autour de trois changements majeurs, trois basculements qui redéfinissent la relation entre l’entreprise, ses produits, ses collaborateurs et ses consommateurs.
Premier basculement : du “quoi” au “pourquoi”
Hier encore, le collaborateur était principalement évalué sur sa capacité à exécuter des tâches prédéfinies dans la chaîne de valeur du produit. Aujourd’hui, il devient porteur d’une mission, participant activement à la création de sens. Sa contribution n’est plus mesurée uniquement à l’aune de la productivité, mais à sa capacité à incarner et à transmettre la raison d’être du produit.
Pour le consommateur, nous observons un glissement significatif du « quoi » vers le « pourquoi ». La question n’est plus tant de savoir ce que fait le produit, mais ce qu’il signifie. Cette quête de sens, caractéristique de notre époque, transcende la simple utilité fonctionnelle pour embrasser une dimension existentielle. Les consommateurs, devenus acteurs critiques de leur consommation, cherchent à travers leurs choix de produits à exprimer leurs valeurs et à incarner leurs convictions.
Deuxième mutation : de l’acte unique à la continuité
La verticalité des expertises cède la place à une approche plus transversale. Le collaborateur moderne n’est plus cantonné à son domaine d’expertise mais devient un chef d’orchestre, capable de comprendre et d’influencer l’ensemble de l’expérience produit. Cette évolution fait écho à ce que Llorca qualifie de « responsabilité narrative » des entreprises.
Pour le consommateur, nous assistons à la transformation de la transaction ponctuelle en conversation continue. Le moment d’achat n’est plus cette parenthèse isolée dans le temps, mais s’inscrit dans un continuum relationnel qui s’étend bien au-delà de l’acquisition. Cette évolution fait écho à ce que Raphaël Llorca nomme « la privatisation des imaginaires« , où les marques deviennent des interlocuteurs permanents dans la construction des identités collectives.
Troisième transformation : de l’individuel au collectif
L’engagement autour du produit devient un vecteur de cohésion sociale au sein de l’entreprise. Chaque collaborateur se sent partie prenante d’une histoire plus grande que sa contribution individuelle.
Enfin, et c’est peut-être là le changement le plus profond, l’acte d’achat se mue en adhésion à une « raisond ‘être ». Les consommateurs ne se contentent plus d’acquérir un produit ; ils s’engagent dans une narration plus large, participant activement à ce que nous pourrions qualifier de « roman commercial contemporain ».
La pyramide des attentes : des besoins aux aspirations
Cette évolution se reflète dans ce que nous appelons les « 7 C » des attentes, une progression qui part des besoins fondamentaux pour s’élever vers des aspirations sociétales plus larges. Du CONFORT initial, répondant aux besoins basiques, à la CONTRIBUTION SOCIETALE ultime, permettant l’impact sur la société et la planète, cette pyramide moderne des besoins redéfinit la hiérarchie des attentes consommateurs.
Cette nouvelle cartographie des attentes n’est pas sans rappeler la théorie de Barrett sur l’évolution des consciences organisationnelles. Elle illustre parfaitement comment le produit devient le véhicule d’une transformation tant individuelle que collective.
7C Niveaux de valeur pour les collaborateurs et les consommateurs
Cette évolution exige des organisations qu’elles repensent fondamentalement leur approche du développement des talents et de l’engagement collaborateur. Il ne s’agit plus simplement de gérer des ressources humaines, mais de cultiver des « champions du produit », capables de porter la vision produit et de la transformer en réalité tangible.
Cette nouvelle approche nécessite :
- Un leadership qui inspire et guide
- Des structures qui favorisent l’autonomie
- Des processus qui encouragent l’innovation
- Des métriques qui valorisent l’impact collectif
La symétrie des attentes : une opportunité stratégique pour les décideurs
Les organisations modernes font face à un paradoxe apparent : comment concilier l’engagement des collaborateurs et la satisfaction des consommateurs ?
Le framework des 7C révèle que cette dualité n’est qu’une illusion. En réalité, nous assistons à une convergence remarquable des attentes, créant des opportunités stratégiques inédites pour les leaders visionnaires.
L’identification des parallèles : une nouvelle grille de lecture
La symétrie entre les attentes des collaborateurs et des consommateurs n’est pas fortuite. Elle reflète une évolution sociétale plus profonde où la quête de sens transcende les rôles traditionnels. Lorsqu’un collaborateur recherche l’autonomie créative, il permet aux organisations de dépasser l’approche en silos traditionnelle. Au lieu de gérer séparément l’expérience employé et l’expérience client, les décideurs peuvent construire des stratégies intégrées qui nourrissent simultanément ces deux dimensions. Par exemple, investir dans la « Connexion » des équipes renforce naturellement leur capacité à créer des produits qui facilitent les liens sociaux.
La création de synergies : l’effet multiplicateur
La vraie puissance du framework des 7C réside dans sa capacité à générer des effets multiplicateurs. Chaque niveau devient un point de levier où l’engagement des collaborateurs amplifie la satisfaction client, et réciproquement. Un collaborateur évoluant dans une culture de « Contribution » sera naturellement plus enclin à concevoir des produits à fort impact sociétal, créant ainsi une boucle vertueuse d’engagement et de création de valeur.
La mesure d’impact : une nouvelle approche de la performance
Cette convergence des attentes appelle une évolution des métriques traditionnelles. Les leaders doivent désormais adopter des indicateurs qui capturent cette double dimension de la performance. Il ne s’agit plus de mesurer séparément l’engagement employé et la satisfaction client, mais de comprendre comment ces deux dimensions se nourrissent mutuellement à chaque niveau des 7C.
Face à cette évolution, l’entreprise se trouve dans l’obligation de repenser son approche du produit. Il ne s’agit plus simplement de produire et de vendre, mais de participer activement à la construction d’un récit collectif. Comme le souligne Raphaël Llorca, les marques et leurs produits deviennent de véritables « acteurs d’influence de premier plan », participant à la configuration des imaginaires sociaux.
Cette nouvelle responsabilité exige des entreprises qu’elles développent ce que nous pourrions appeler une « intelligence narrative du produit« . Cette capacité à comprendre et à articuler le rôle de leurs produits dans les grands récits sociétaux devient aussi cruciale que leur expertise technique ou commerciale.
L’évolution du rôle du collaborateur dans l’écosystème produit représente bien plus qu’un simple changement organisationnel. Elle incarne une ®évolution culturelle où chaque membre de l’entreprise devient co-créateur du sens et de la valeur. Cette transformation profonde exige des entreprises qu’elles développent ce que nous pourrions appeler une « intelligence collective du produit« , où chaque collaborateur trouve sa place dans le grand récit de l’entreprise.
Le produit comme plateforme de récits : une nouvelle grammaire de l’impact
Dans un monde où les frontières entre commerce et société s’estompent progressivement, le produit acquiert une dimension inédite : celle de médiateur entre différentes sphères de narration. Cette médiation, loin d’être fortuite, s’articule selon une architecture précise que nous pouvons appréhender à travers la métaphore du « pont à trois rives » – une construction conceptuelle qui transcende la simple fonction utilitaire pour embrasser un rôle sociétal plus vaste.
La triangulation du sens : le pont à trois rives
Premier ancrage : personne et raison d’être : la connexion à l’individu
Le produit devient le véhicule d’une quête individuelle de sens. Il ne répond plus uniquement à un besoin fonctionnel mais établit une connexion entre l’identité personnelle et une aspiration plus large. Prenons l’exemple d’une basket Decathlon : au-delà de sa fonction première, elle incarne l’accessibilité du sport et la démocratisation du bien-être. Cette dimension rejoint ce que Raphaël Llorca qualifie de « social-consumérisme », où l’acte de consommation devient un vecteur d’expression identitaire.
Deuxième ancrage : communautés aux causes : l’alchimie collective
C’est ici que s’opère la transmutation du choix individuel en impact collectif. Le produit catalyse les aspirations communautaires et les transforme en actions concrètes. Lorsque Duralex devient une SCOP, chaque verre vendu ne représente plus simplement un contenant, mais un acte de solidarité économique. Le produit devient alors ce que Raphaël Llorca nomme un « émissaire » entre le récit citoyen et le récit entrepreneurial.
Troisième ancrage : présent et futur : la projection temporelle
Cette dimension temporelle est peut-être la plus cruciale : le produit devient le pont entre les innovations d’aujourd’hui et les enjeux de durabilité de demain. Il incarne la matérialisation d’un futur souhaitable, rejoignant ainsi ce que Raphaël Llorca théorise dans le « Roman national des marques » identifiée comme la capacité des produits à « porter une vision du pays ».
L’orchestration des récits
Cette triple médiation ne s’opère pas de manière isolée. Elle s’inscrit dans une symphonie plus large où les produits deviennent les instruments d’une narration collective. Lors d’événements majeurs comme les Jeux Olympiques ou la Coupe du Monde, les produits transcendent leur nature commerciale pour devenir les témoins et les acteurs d’une histoire partagée.
L’entreprise moderne doit ainsi maîtriser ce que nous pourrions appeler « l’orchestration narrative » de ses produits. Cette compétence requiert :
- Une compréhension fine des différentes strates de récits
- Une capacité à créer des résonances entre ces récits
- Une authenticité dans l’articulation des messages
- Une cohérence dans la déclinaison des valeurs
L’émergence d’une nouvelle responsabilité
Cette position de médiateur confère au produit – et par extension à l’entreprise – une responsabilité inédite. Il ne s’agit plus simplement de répondre à des besoins ou de générer du profit, mais de participer activement à la construction d’un récit collectif porteur de sens.
Les entreprises doivent désormais considérer leurs produits comme des « agents de liaison » entre différentes sphères de sens :
- Entre l’individuel et le collectif
- Entre le commercial et le sociétal
- Entre le présent et le futur
Cette nouvelle grammaire de l’impact exige des entreprises qu’elles développent ce que nous pourrions appeler une « intelligence narrative augmentée« , capable de :
- décrypter les attentes sociétales émergentes
- articuler des récits authentiques et engageants
- créer des ponts significatifs entre différentes communautés de sens
Conclusion : le produit comme catalyseur d’une nouvelle économie du sens
Dans la reconfiguration profonde des rapports entre entreprises et société, le produit émerge comme bien plus qu’un simple médiateur de récits : il devient l’incarnation tangible d’une nouvelle économie du sens. Cette mutation fondamentale transcende la simple évolution des attentes consommateurs pour dessiner les contours d’un nouveau contrat social entre les organisations et leurs parties prenantes.
Les entreprises se trouvent ainsi à la croisée des chemins. D’un côté, la tentation de maintenir une approche traditionnelle du développement produit, centrée sur la performance commerciale et l’efficience opérationnelle. De l’autre, l’opportunité historique de réinventer leur rôle sociétal en faisant du produit le véhicule d’une transformation plus profonde.
Cette bifurcation stratégique n’est pas sans conséquence. Elle exige des décideurs qu’ils développent ce que nous pourrions appeler une « intelligence narrative augmentée » – cette capacité à comprendre, articuler et orchestrer les différentes strates de sens que porte désormais chaque produit. Le développement produit devient alors un exercice de médiation culturelle, où chaque décision doit être pesée à l’aune de son impact sur les récits individuels et collectifs.
En définitive, nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme où le produit n’est plus seulement le fruit d’une excellence technique ou commerciale, mais le catalyseur d’une transformation sociétale plus vaste. Il devient le point de convergence où les aspirations individuelles rencontrent les enjeux collectifs, où les récits personnels s’entremêlent aux grandes narratives de notre temps.
Pour les organisations qui sauront embrasser cette évolution, l’opportunité est considérable : celle de participer activement à l’écriture des récits qui façonneront non seulement leur propre avenir, mais celui de la société tout entière. Le produit devient ainsi le vecteur privilégié d’une nouvelle forme de leadership, où excellence commerciale et impact sociétal ne font plus qu’un.
Pour aller plus loin: Découvrir l’essai de Raphaël Llorca, Le roman national des marques, édition L’aube, 2023